Out.

Quelque chose te disait soudain que cette opération n'aurait pas lieu si vite, finalement. Le visage crispé en te redressant en écoutant Reed monter le ton, sans encore oser le regarder, une jambe légèrement repliée sur laquelle tu avais posé ton coude, pour mieux laisser ta tête tomber sur ton bras une seconde et fixer le matériau de la chaise de netrunner. Juste un instant, avant qu'il ne leur redemande de sortir.

La résistance de Jude à cet ordre, elle ne te surprend pas mais elle te fige quelques peu. Tu as peur, parce que tu es à nouveau dans le trailer de Reed ce soir-là, et que la colère soudaine du lieutenant n'a rien à voir avec lui, cette fois. Tu ne supporterais pas qu'il reçoive quoi que ce soit pour ta pomme, c'était déjà insupportable de le voir s'en prendre une quand c'était, au moins, de sa faute. Tu restes attentif à Reed - sans oser le fixer trop longtemps, toujours - et à Jude, jusqu'à ce qu'il te surprenne en se tournant vers toi. Le netrunner n'est pas de ceux qui clouent ses pupilles dans celles des autres. Ou en tout cas, pas avec toi. Il y avait une dynamique d'assurance évidente, où tu gagnais toujours à ces combats de regards stupides auxquels vous vous adonniez parfois.

C'est peut-être pour ça que celui-là te pétrifie d'un coup, alors que tu t'étais mis assis sur le côté du siège, les mains qui se sont crispées soudainement sur le rebord, attrapé comme par le col par ses iris qui ne t'avaient jamais regardé comme ça.

Les mots parviennent à tes tympans, sans le lâcher des yeux, mais tu n'arrives pas encore à les assimiler, trop concentré sur son attitude, celle-là en particulier, que tu n'as jamais vraiment eu l'occasion de voir, ou pas contre toi en tout cas. Quelque chose devrait se briser, quelque chose devrait percuter. Mais il était naïf de croire qu'une surprise face à la réaction de quelqu'un que tu pensais connaître aussi bien, pourrait suffire à décaper des années d'oubli de soi.

Ce n'était même pas une question qu'il t'avait lancé, et pour le coup, ta réponse n'en était pas une non plus - elle n'avait pour ainsi dire aucun rapport, mais c'était la seule chose qui te venait à l'esprit.

I care for you all so fucking much.

En dépit de toi-même ? La comparaison ne te venait même pas à l'idée. Tu essayes d'ignorer la pointe au cœur qui s'est créé suite à ces mots, ce regard, puis son départ, mais impossible - la voilà fichée là pour un bout de temps, dans un argument que tu es incapable de comprendre.

Et quand la porte se ferme sur les deux autres, tu n'as plus le choix. Tu n'as plus d'endroit où regarder pour te sauver, pour essayer d'absoudre cette pensée qui devrait te venir en premier. Cette colère, tu fais semblant de ne pas la comprendre mais quelque part, au fond, tu sais. Mais c'est si profond, si enterré sous des couches et des couches de regrets, de remords et de culpabilité, que c'est impossible de ne serait-ce qu'entrapercevoir la chose.

Non, quand tes yeux remontent enfin à Reed, tu es toujours convaincu du fait que tu fais le bon choix. Même si ton corps crie le contraire, les mains crispées sur le bord de la chaise, la tête plus basse qu'à l'habitude malgré le regard maintenu - comme un enfant qui vient de faire une bêtise. Le corps le sait, le cœur et la tête non, restent convaincus du reste. Que tu sais où tu vas, que c'est tout ce qui fait sens, que tout ça, c'est des probas. Et que malgré cet aspect mathématique que peuvent prendre tes pensées, tes décisions dans l'immédiat, tout ça n'est motivé que par l'amour débordant que tu as à offrir. C'est juste que tu n'as jamais vraiment pris le temps de t'en garder une part pour toi.

Aux trois mots appuyés un par un, avec une minutie agressive, tu avais eu un seul réflexe - baisser le regard. Tu y avais cédé instantanément, à cet instinct qui n'avait aucun sens chez toi.

Putain, c'était quoi ça ? Tu avais peur de Reed maintenant ?

Non, ça n'avait rien à voir. Tu essayais de synthétiser dans la panique soudaine cette pensée, comprenant qu'il n'y avait là aucune peur, pas pour l'homme en face de toi. Parce que même quand il t'attrape par le col et que tu reviens de force à lui, tu n'es pas effrayé. Tu n'aurais jamais peur de Reed, ni aujourd'hui, ni demain, ni jamais.

Mais ça n'empêchait pas les autres émotions de s'empiler en une masse innommable à fusionner, se mélanger, donner cette mélasse indescriptible dont tu ne pouvais trouver ni queue ni tête, qui pesait de plus en plus sur tes épaules. Des épaules qui ne pouvaient plus tomber, qui restaient droites, même si la prise de Reed se relâche avant ses prochains mots, et que tu étudies son visage sans plus être capable de cacher toute la douleur qui accable ton être et transpire par tous les pores de ta peau.

La citation te fait légèrement écarquiller les yeux. Tu ne t'attendais pas à ça, pas à ce souvenir si précis cité dans des termes que tu penses presque exacts - incapable de vérifier, tu as toi-même un peu oublié. Soudain affaibli par l'idée qu'il ait retenu ça, donnant à cet état de fait une valeur sentimentale, pour quelque chose qui remonte à plus loin déjà. Comme si tu te surprenais à découvrir que les gens se souvenaient de choses te concernant. C'était ça que de croire que tu pouvais être le plus invisible possible - ça te choquait toujours un peu quand on se rappelait d'un détail te concernant, toi qui avait réussi à cacher à tout un camp pendant des années un truc aussi simple que ton plat préféré.

Quand il crie, tu ne frémis pas. Tu te mords les lèvres, un peu fort, parce que tu sens sa douleur irradier de lui comme des pics que tu reçois sans fléchir, parce que tu sais sans savoir que tu les as mérité. Tu saurais te trouver la culpabilité de sa colère sans même réussir à y poser des raisons.

Quand ses yeux s'humidifient, tu te sens t'effondrer, parce que tu sais que c'est ce qui lui arrive aussi - et ça te détruit. Ta culpabilité te crie que c'est ta faute s'il est dans cet état, mais tu as déjà tellement de bonnes raisons de t'en vouloir que ça ne s'ajoute même pas à l'équation - manque de place. Le bord de tes cils déjà humides avec le visage déformé par la douleur de le voir ainsi, alors que tu te prends chaque mot en pleine figure, que tu essayes de les attraper sans en oublier aucun, sortir de cet état second qui te paralysait sur cette chaise quelques minutes auparavant, retrouver un semblant de lucidité pour comprendre ce message si important.

Quelque chose qui ne fait aucun sens pour toi, quelque chose que tu aimerais comprendre mais tu ne sais pas comment, encastré dans des mécanismes étriqués que tu as mis des années à te construire, créant finalement ta propre cage.

Tu ne voulais pas le forcer à parler d'elle. Tu voulais lui laisser, ignorer pour le restant de tes jours cette bague à son doigt, avec ce tatouage entraperçu ce fameux jour, murant dans une pièce sans fenêtres les questions que tu avais à son sujet. Déjà avant, tu te haïssais d'aborder le sujet, mais dans cette nouvelle dynamique qui était la vôtre, le mettre dans cette situation, et toi avec, ça te faisait juste te sentir comme la personne la plus monstrueuse qui devait exister.

Reed, I-, I love you so fucking much, and I- I won't fucking leave y-

Ta voix se bloque parce que tu as sorti ça d'un coup, dans cette optique de damage control encore, ses peurs, de se concentrer sur ce qu'il a besoin lui. Tu t'es bloqué parce que ta voix s'est brisé aussi, quand le mensonge t'a éclaté au visage comme un ballon - une fois sorti verbalement, tu ne pouvais plus t'en détourner.

Prendre la décision de récupérer ces fichiers coûte que coûte, c'était peut-être choisir d'en crever.

Et t'y voilà. Au carrefour impossible, croisée des chemins qui doit se trouver au fin fond des enfers. Tu n'avais pas conscience du choix avant parce que tu n'avais pas mis ta vie en perspective, tu avais gardé certains éléments clés en-dehors de ton champ de vision pour pouvoir faire un choix qui te semblait logique et réfléchi. Mais c'était facile de faire des maths en oubliant la putain de moitié des calculs.

Tu serres le bord de la chaise si fort de tes deux mains que tu pourrais arracher le matériau des ongles, ta tête qui tombe, vaincu, accablé par le poids de ce dilemme qui devient soudainement impossible - qui aurait du te paraître tel quel, bien avant en vérité. Tu retiens les larmes, pas maintenant, tu ne veux pas t'effondrer, tu veux t'accrocher au résidu de cohérence malade qui continue de ronger ton cerveau et ton cœur, quitte à sonner fou, quitte à dévier en plein milieu.

I- Bloqué, encore une minute, la tête relevée et immédiatement rebaissée pour encaisser la douleur inexplicable qui enserre ta poitrine.

Tu reprends un souffle, tremblant, fragile. Incapable de desserrer ta prise sur la chaise, au moins ça pour réussir à le regarder à nouveau. Ça y est. Tu commences à comprendre le sentiment qui t'accable le plus fort.

I just- La voix encore coupée, par un sanglot cette fois, que tu ravales avec toute la force qu'il te reste, alors que tes yeux reviennent aux siens, essayent de s'y ancrer, n'ont peur que de les attrister davantage avec ces mots qui franchissent finalement la barrière de tes lèvres malgré toi.

I never wanted to take her from you- I- I never thought myself right to talk about her- Not now, not before, i just- Ta gorge te brûle, l'air te manque et t'étouffe à la fois. Tu cherches un réconfort dans la pièce que tu ne trouves pas, alors tu reviens à lui, terrifié à l'idée de continuer à parler, à l'aborder elle. Tu te sens coupable, tu te sens traître, tu t'en sens malade. Ever since we started- I felt even less worthy of speaking of- her and-

L'impression de te noyer. Sans doute parce que même dans ce discours où tu essayes de t'extirper tant bien que mal, tu te bats contre toi-même, contre cet instinct de faire passer l'autre avant, qu'on parle de celui qui est vraiment là, ou celle qui n'est plus.

And now that maybe I have- things that could help you with all of this, her, and- And everything else- I'm on the fucking w- Un autre sanglot qui te force à te la fermer, un mouvement de tête en avant, accablé par les spasmes du chagrin réfrénés à ce stade. Les larmes qui glissent le long de tes joues sans pour autant que tu laisses le dépit t'étrangler et t'empêcher de finir - pas encore. I'm on the fucking way ? I'm the one fucking this- all this up ?

Tes mains qui lâchent enfin la chaise pour venir accompagner de gestes tes mots, tes doigts à peine entremêlés entre eux qui viennent toucher ta poitrine par intermittences, criant ce qu'il sait déjà - la mise à mal de l'organe vital qui est en train de ne plus savoir à quoi s'accrocher.

I- I can't-

Tu ne finis pas ta phrase, un autre soubresaut de chagrin qui t'attrape par la gorge et t'oblige à baisser la tête et à la prendre dans tes mains, jurer un Fuck entre colère et désespoir entre tes dents serrées, condamnant à jamais la fin de ta sentence, de ce que tu allais dire ne pas pouvoir faire.

Déchiré, finalement, entre ce sens du sacrifice irrespirable qui continue de te convaincre de ce qui doit être fait, et cet instinct de survie, ces sentiments qui sont tiens qui remontent, suscitent une chose que tu traiterais d'égoïste là où tout le monde trouverait ça normal, un besoin primordial, deux même.

Une peur de mourir.

Et la terreur de le perdre.

Crier. Il le faisait pour deux - tu en avais affreusement envie mais tu en étais tout bonnement incapable, la gorge si serrée, la cage thoracique comprimée par la douleur. C'était sa façon d'exorciser les choses, ça n'avait jamais été la tienne, même si dans des situations pareilles, tu voyais l'attrait - mais ça aurait été égoïste de ta part, ce genre de réactions, et évidemment, tu ne faisais pas dans l'égoïsme généralement.

But I need you.

Une bouffée d'air directement au fond des poumons, que tu n'avais pas vu venir - une brise qui passe entre tes mains qui lâchent leur emprise sur ton visage et tes cheveux, laissent ton visage respirer lui aussi.

But I know how much I need you, how much I care for you, how much I could say more but I don't cause you deserve to hear it in a way better setting than this shitty one.

Comme si ses mots étaient le prolongement direct de ses mains, une maintenant agrippée à ta veste, et qu'il ne s'était pas arrêté là, avait plongé au creux de ta poitrine pour ouvrir l'étau qu'était devenu ta cage thoracique de force. La culpabilité toujours calquée sur ton ombre cependant, essayant de te réattirer vers le fond, te rappelant que toutes ces confessions sont faites dans une situation critique où tu voles le centre de l'attention, sans raison. Mais elle a beaucoup plus de mal à faire entendre sa voix, elle s'éloigne un peu, même si tu l'entends toujours.

Parce que ce n'est pas comme les autres fois. Dieu de l'abnégation qui avait une pratique indécente à ce sujet, tu avais quand même été choyé par les Sonorans, on t'avait montré à maintes reprises le fait que tu importais aux yeux de cette famille de laquelle tu faisais désormais partie. Mais c'était un tout. Tu étais membre, comme l'un ou l'autre, et tu laisses ta culpabilité te convaincre que c'était le même traitement que tout le monde. Que tu étais bien un Sonoran, reconnu, apprécié, mais sous ce terme. Que Zacarias était autre chose, qui n'avait presque pas rapport, et qui pourrait continuer de raser les murs, de croire qu'il pourrait taire son plat préféré encore longtemps, qu'il pourrait continuer de se barrer à chacun de ses anniversaires sans que personne ne trouve à y dire quoi que ce soit.

Tu avais relevé les yeux vers Reed depuis un moment, grapillant chaque petit mot plus précieusement que tout à l'heure, comme des briques affreusement nécessitées pour refaire un barrage de fortune face à cette inondation qui avait noyé ton esprit de doutes, de regrets, de culpabilité, qui sortait maintenant par tes yeux en des flots incessants.

Ça devrait faire sens. Ça devrait cliquer. Il vient de te placer au centre, pas d'un groupuscule où tu peux te cacher derrière une appartenance, mais au centre de son monde. Il t'a dit des termes sans les dire, et malgré la détresse émotionnelle, tu les as entendu, compris, gravé pour plus tard. Il t'a dit tout ce que tu avais besoin d'entendre, tout ce qui pouvait démonter ton raisonnement malsain, il l'avait verbalisé.

Et pourtant. Tu bouges les lèvres, à peine, pour prononcer les mots - rien. Le blocage. L'incapacité à extirper ces lettres de ta gorge, le confort de l'âme que de les garder là et que si elles ne sortent jamais, alors il n'y aura pas de précédent créé. Tu fermes tes yeux lourdement, lève la main pour t'accrocher à son poignet - la poigne n'a rien de douce, même si tu fais attention à la pression - c'est une accroche nécessaire pour te sauver, pour lui signifier involontairement que tu essayes et que tu as besoin de ça pour y arriver - sans même savoir si tu vas réussir.

Tu prends une grande inspiration, essaye de faire table rase de tout le reste, pour te retrouver devant l'unique question. Et tu y arrives. Le vide, la page blanche, juste toi, et lui sans être là, dont tu te rappelles la présence, le soutien, de légers mouvements de doigts sur la peau de son poignet, les yeux toujours clos. Ça devrait être simple.

Mais des années d'abnégation t'ont créé une solide cage dont les barreaux ne se tordent que pour venir encercler autre chose, ici - ta gorge, ton cœur. Et tu craques à nouveau sous la pression du métal si solide dont tu ne saurais te défaire, qui t'empêche de choisir, qui t'empêche de dire ce que tu veux dire, qui t'empêche à ce stade d'exprimer le plus simple des désirs, l'instinct le plus primaire. Tu t'es créé une cage si robuste qu'elle est passée outre la chose la plus humaine qui soit ; l'égoïsme. Pas le maladif, pas le gros défaut, non. Juste celui qui caractérise l'être humain et que tout-un-chacun est normalement capable d'exprimer, surtout quand on lui pose la question aussi directement, quand on lui fait comprendre qu'on veut vraiment connaître la réponse. Mais non.

L'âme craque avant les barreaux, le sanglot te rattrape encore, te fait t'effondrer sur toi-même dans un mouvement de tête vaincu qui retombe en avant, dans cette main qui se serre sur son poignet dans une détresse que tu n'es plus capable de cacher.

I- Les pleurs parasitent ton discours, le rendent balbutié, fragile, vulnérable - emprunt d'une sincérité qui t'étrangle. I- I can't make that- decision Reed- I can't-

Reviennent les sanglots dans cette unique vérité que tu as réussi à véhiculer, la tête basse, la honte sur les épaules de ces choses qui remontent, la honte de ne pas être capable de les expier tout autant que celle de les ressentir. L'incapacité flagrante à juste laisser parler celui qui ne s'exprime jamais, la peur dévorante que le sol va se dérober sous tes pieds, que le monde entier va s'écrouler, si tu osais, seulement.