Un regard vers les cieux, les lippes qui frôlent presque machinalement la croix qui retombe sous ta chemise. L'assurance de la victoire plantée sous chaque pas. Le monde s'est écroulé et toi et tes copains, vous aviez tous eu la même idée. Une impulsion électrique qui avait parcouru l'ensemble de vos encéphales dans la même seconde, sans même avoir eu besoin de vous concerter. La divine providence venait de vous tomber dessus, ce serait dommage de ne pas en profiter. Ce serait carrément blasphématoire de ne pas le faire.

Wyatt dit toujours que t'es jamais aussi bien sapé qu'en mission. Y a pas de gala à infiltrer pourtant cette fois-ci, mais les gros bras sont légion pour tenter de remplacer une cybersécurité en berne. Ton frangin et toi avez la gueule de l'emploi, parfait pour passer inaperçus. L'habit fait pas le moine, mais sérieux, ça aide quand même pas mal. Ouvrant la marche vers votre destination, le plan se rejoue au fond de ton crâne, défile par-delà ton regard perçant. Le chaos a quelque chose rassurant pour ton être. Il n'y a qu'en son sein que tu as pu éprouver cette clairvoyance sur le monde qui t'entoure, comme un sixième sens éveillé par l'urgence. Dans ton ombre, le gamin voleur, la jeune recrue Militech, qui ont formé la plus grande menace pour les ultra-riches de cette ville : un opprimé surentraîné n'ayant plus grand-chose à perdre. Comme toutes vos cibles – ou presque – celle-ci a été choisi par le glaive avisé de la justice aveugle. Seul point commun entre tous : les quelques dons que vous prélèverez n'auront que peu d'impact sur la vie insolente de la victime.

Un dernier arrêt, l'air de rien, dans une ruelle pour s'assurer une ultime fois que vous n'avez été ni suivis ni repérés. T'allumes la clope de Wyatt, les yeux dans les yeux tu lui demandes « Prêt à faire tomber la chemise ? » Le regard bifurque vers les silhouettes encore plus pressées qu'à l'ordinaire, les scanne sans répit, à la recherche de la moindre menace. Le point de chute de la métamorphose est à deux rues. Passer inaperçu d'une autre façon que vous fondre dans le décor d'angoisse musclée pour la suite du plan est primordial, histoire de ne pas griller vos identités après toutes ces années. L'aspect inédit de cette façon de fonctionner t’électrise complètement. Si chaque action est une prise de risque où l'imprévu est toujours de la partie, celle-ci est une plongée en eaux troubles. Te penchant à l'oreille de Wyatt tu lui souffles Showtime au creux de l'oreille avant de filer de ton côté, laissant ta dextre quitter l'épaule de ton comparse en dernière. Tu n'as guère besoin de lui rappeler la suite : dans quelques minutes, vous vous retrouverez à l'intérieur de votre destination, allègrement documentée par vos complices à distance.

Dans ses écouteurs, pour l'ambiance décontractée, Julerose diffusait de la musique vintage qui berçait sa démarche montée sur échasses. Ses boucles du jour flottaient libres et flamboyantes dans l'air nocturne qui excitait ses passions : le tour de magie qu'était la rapine, et les promesses de nouveaux looks que constituait le butin. Il lui faudrait bientôt des yeux tout neufs, et tant qu'à faire, elle comptait changer de couleur.

Dans un remous de long manteau pourpre, elle se présenta devant les hautes portes vitrées et surtout, devant la paire de costumes noirs qui en gardaient l'entrée toutes dents dehors. Eux aussi avaient leur petite oreillette et elle ne diffusait certainement pas du jazz. Enfin, il ne fallait pas juger sur les apparences. Son sourire le plus gracieux les enveloppa d'une douce chaleur engageante : une dame de qualité, ce n'était pas dangereux, n'est-ce pas ? C'était un petit morceau de soleil dans leur longue nuit d'ennui et ils allaient lui en être reconnaissants.

Première loi du magicien : entrer en scène convaincu de sa propre illusion.

"Messieurs."

La créature nocturne tira de son sac à main une petite bouteille de parfum ; à bien y regarder, ils pouvaient distinguer qu'elle cachait un support audiovisuel. Une main se tendit, que la délicate apparition esquiva d'un mouvement calculé, digne d'une danseuse professionnelle.

"Ah-ah ! En mains propres. C'est l'enregistrement de mes folies avec- oh, mais vous ne savez pas qui est Bogatyr Serac, probablement." Ils le savaient. Elle savait qu'ils le savaient. Le concurrent principal de leur employeur. "En tout cas c'est personnel, et étant donné la panne de réseau, je l'apporte à domicile, si ça ce n'est pas du professionnalisme."

Ce n'était pas naturel d'utiliser les registres les plus bas de sa voix, dans cette tenue. Adapter son timbre et sa diction faisaient partie du jeu, mais ce soir Julerose tenait à être démasquée en quelques minutes. Les deux bonshommes se regardèrent. Leurs cerveaux tournaient, rouages presque visibles derrière leurs regards intrigués.

Deuxième loi du magicien : laisser le public croire qu'il a deviné le secret.

"Bon... Faut annoncer qui ?"

"Tizmarine Sandiego." Levant les yeux au ciel, ou plutôt vers les hauteurs scintillantes des buildings de luxe qui lui évoquaient autant d'arbres de Noël, elle laissa filtrer un soupir discret, mais amplement blasé. "S'il veut faire mine d'avoir tout oublié de notre soirée, l'alcool, tout ça... je lui passe ce caprice, j'ai l'habitude. Les messieurs qui assument, ça se fait si rare, de nos jours." Il ne se souviendrait pas, naturellement, puisque la mission en question ne lui avait jamais été confiée, mais elle plaçait tous ses espoirs dans deux issues possibles. Il ne laisserait pas échapper une telle occasion de nuire à son concurrent ; ou, il voudrait la capturer pour lui faire avouer qui elle était vraiment. Dans les deux cas il aurait l'impression d'avoir le contrôle. Dans les deux cas, elle serait dans la place.

Troisième loi du magicien : donner au public un univers séduisant, vers lequel le spectacle est la seule porte.

Ce que tu reprends ce soir n’existe pas sur le marché noir. L’adolescence invincible qu’on vous a volé, le pas dans celui de ton frère. La ville est à vous. Tu ne te souviens pas avoir déjà ressenti cette impression de pouvoir. De légèreté ? Quelque chose entre les deux. De neuf. Comme si tu avais une chance. Les compteurs remis à zéro le temps d’une panne de réseaux. Tu sais le manque qui parcoure Zhenka, qui parcoure toute cette ville comme une fièvre. Mais pour toi, c’est comme si une migraine s’était levée. Tu n'as jamais été dépendant du réseau – tu n’as jamais été dépendant de quoi que ce soit à part l’homme à tes côtés. Tu as l’habitude de la guerre et de t’en servir. « Ils » t’ont modelé pour ça.

Showtime. Les mots de ton frère se logent dans ta cage thoracique, mettent en route le chronomètre. Tu le laisses prendre de l’avance, finissant ta cigarette avant de l’écraser sur l’asphalte. Bientôt minuit. Dans les rues habituellement sûres des beaux quartiers de Westwood, il n’y a plus grand monde. On se barricade derrière les portails des maisons secondaires, on espionne les lumières qui éclairent de jour comme de nuit ses voisins. Tu sais à quel point Cecil et Zhenka sont précieux pour votre équipe, mais il y a également une certaine satisfaction à mener cette mission à l’ancienne. Toi, Jedediah, Julerose.

Tu ne t’approches pas de l’entrée sur rue – à l’heure qu’il est Julerose doit être en train d’y concentrer l’attention. Tu l’envies parfois. Retomber dans le moule du soldat, du garde-du-corps, du bourreau comprend les avantages et les défauts des chaussons troués laissés chez ses parents qu’on ne retrouve qu’aux fêtes : c’est confortable, facile et cela ne va avec rien de votre garde-robe d’adultes. Ce soir, le paon est en vestiaire. Tu ressembles à n’importe quel garde-du-corps anonyme. Ils ne connaissent pas vos noms, pas vos visages. Et ces hommes considérés d’ordinaire comme des meubles sont leur seule sécurité.

Tu passes par-dessus le portail, tu t’avances dans le jardin, longeant les murs comme si tu faisais ta ronde, arme en bandoulière, le pas lent, lourd. Appuyé un instant dans le garage, tu désactives la serrure grâce au boîtier que t’ont confié les Will Scarlet et King Richard. Tu te glisses à l’intérieur, refermant la porte devant toi. Tu ignores la voiture qui vaut plus que ta vie, pour te diriger vers l’intérieur de la villa, activant un instant ton talkie. « - Je suis à l’intérieur. »

« I want to go home. »« Je veux rentrer chez moi. » Tu cliques sur le petit bouton du talkie-walkie. Vous n’en menez pas bien large avec Cecil, c’est peut-être le seul qui comprend ton niveau de détresse à sa juste valeur. Mener vos cambriolages dans cet état était aussi astucieux que dangereux. Les très-très riches et les extrêmement riches avaient quand même les moyens de se payer des boîtes de sécurité haut niveau, qui pouvait assurer malgré la grande coupure. Alors que les très riches et les riches, beaucoup moins. Moins bonnes qualités ou quasiment pas. Cela étant, il y avait toujours ceux qui vivaient au-dessus de leurs moyens. Pas de quoi en faire non plus tout une histoire. Qu’importe ce que « home » peut bien signifier à cet instant-là d’ailleurs. Chez toi, dans votre petite planque, avec Cecil pour l’assister en cas de besoin. Ton rôle habituel, c’était de mener les repérages en amont, trouver les cibles, financer vos… explorations. Pas faire du terrain. Tu imagines bien ton mari et beau-frère s’amuser comme s’ils étaient à Disneyland.

Julerose ne donne pas de signe, mais tu ne te fais pas vraiment de souci pour iel. Iel sait comment se débrouiller comme une grande personne. Tu ne doutes pas qu’avec iel, pas de nouvelle est égale à une bonne nouvelle.  Tu alternes entre les deux fréquences radios. « Got it. Nothing to report. Continue. »« Noté. Rien à signaler. Continuez. » Avant de reprendre Cecil. « Wyatt’s inside. Jed must be close, same for Julerose. I’m waiting for them. »« Wyatt est à l'intérieur. Jed doit pas être loin, Julerose aussi. Je les attends.» Tu jouais avec plaisir le rôle… d’antenne relais. Il n’y avait vraiment aucune meilleure métaphore pour expliquer a quoi tu servais. Tu assurais la liaison entre les différentes équipes. Cecil avait surtout aidé à la préparation du plan, à l’analyse de tout ce qui était analysable. Mais vous étiez bien… inutiles ensemble. Planqué dans une sorte de balcon d’un appartement en location sans surveillance particulière, juste en récupération des clés dans un boîtier comme on faisait au début du siècle. Un faux nom. Et le tour est joué. C’est plus facile maintenant que tous les moyens de communication et de surveillance sont morts. Mais pour vous, poissons hors de l’eau, vous aviez du mal à respirer dans tout ça.

Avec des jumelles, tu observes silencieusement. Le moindre vent qui soulève une affiche au sol, la moindre silhouette suspecte, tu penses apercevoir une altercation plus bas dans la rue entre deux ivrognes. Tu te concentres vers le lieu de votre désir : la maison de très riches qui malgré tout, avaient quelques petits trésors qui valaient la peine d’être revendu. L’argent aurait un meilleur investissement qu’à dormir inutilement dans cette résidence. Tu attrapes le talkie et annonces à l’équipe sur place « Clear.  »« C'est dégagé.» Simple annoncer pour leur dire qu’ils pouvaient continuer à avancer sans crainte pour les prochaines minutes. Tu renvoies finalement à Cecil « I look like a fucking navigator in his crow’s nest… Ridiculous. Do I look like a fucking pirate to you C ? »« Je ressemble a un putain de navigatoire dans son nid-de-pie. Je ressemble a un putain de pirate selon toi C ? » Oui. Tu voulais vraiment rentrer chez toi et récupérer ta foutue console. Un de tes réconforts ? Te dire que les Voodoo Boys devaient autant en souffrir que toi, et ça, ça méritait bien d’en allumer au moins une cigarette pour fêter ça tandis que tu continues de fixer votre cible.