Les dernières semaines avaient été un cataclysme, le genre que l'on peut difficilement prévoir, et qui ravagent tout sur leur passage, en bien comme en mal. Ce qu'il s'était passé, en tout cas, toi, malgré toutes les prédictions, tous tes yeux laissés par ci par là, tu n'avais vraiment pas pu le concevoir ou l'imaginer en amont. Ça semblait tout droit sorti d'un rêve ou d'un cauchemar, selon le point de vue. Pour toi? C'était une opportunité, le genre que tu n'aurais pas deux fois dans ton existence, pas en ayant traité avec le diable dans une naïveté digne de l'âge auquel tu avais décidé d'y laisser ton sang sur un parchemin numérique. Tu étais conscient de la rareté de la situation, et surtout, de son imprévu, de l'impact que ça pouvait avoir, positivement, sur ta vie, sur ta relation avec Ben, sur toutes tes relations laissées en stand by ces dernières années.

C'était un saut de la foi, un saut de l'ange comme beaucoup le qualifierait, mais tu ne t'étais pas senti aussi libéré et aussi bien que lorsque tu avais changé d'appartement avec Ben, changé toutes tes adresses numériques, que tu avais complètement bloqué les NUSA de ton existence lorsque Militech était tombé pour la chute du Crystal Palace dont ils étaient les fautifs à plein temps. Militech évacué de la ville, le dernier mail que tu avais reçu des NUSA indiquant le réveil de certain·e·s agent·e·s de la FIA. Mail ignoré, rangé dans un dossier verrouillé pour n'en perdre aucune trace, crypté jusqu'à la moindre ligne d'arrivée. Les ponts avaient été coupés, et il ne restait de ton allégeance qu'un jeton que tu gardais pour cette occasion précise.

Si tu avais pris contact avec Ezra, ce n'était pas par gaieté de cœur ni même par amour d'altérer vos relations dans le bon sens, surtout que tu commençais avec un mensonge dont il devait peut-être se douter, s'il était aussi intelligent qu'il le prétendait. Bien sûr, quelque part, l'amoureux du netrunning aimerait trouver en Ezra un alter ego avec qui discuter de tout ce qui ne pouvait être discuté avec quiconque, au vu de son niveau, mais tu ne pouvais pas avoir des espoirs aussi hauts, pas vu votre départ embarqué sur des insultes et des remarques acerbes.

Mais ce n'était pas pour ça. Tu visais les Voodoo Boys, et Ezra en était la clé. Tu aurais pu demander à Reyes, mais quand bien même ton respect pour ellui était haut, tu savais qu'iel n'avait pas le niveau d'Ezra en netrunning, et qu'iel ne pourrait vouch pour toi qu'à une certaine hauteur. Besoin de quelqu'un qui, malgré toi, pesait dans la balance, dont les talents le rendaient presque émérite du domaine. Quitter les NUSA, c'était certes t'offrir une porte enfin ouverte à te libérer de leurs chaînes et de leur poison, mais c'était aussi un fléau pour ton équipement qui ne pourrait plus être alimenté comme il le devrait, et il n'y avait que les Voodoo Boys pour t'en donner les clés. Contre des secrets de Netwatch, et une expertise du Blackwall qui venait de cette carrière dorée parmi les meilleurs de la corporation. Ton équipement, en tant que tel, était également une petite fortune à découvrir pour eux.

Mais tout ça : ça demandait un deal, un deal avec le diable qui fouinait dans les détails, un diable aux talents qui t'intimidaient malgré toi : Ezra. Et bordel que ça t'arrangeait pas d'en arriver là, mais tu avais promis à Ben que tu ferais ce qu'il fallait, et que quitte à te battre dans un autre camp, ce ne serait pas celui d'une corporation. Tu avais donné ton temps, ta sueur, et probablement un peu de ton sang et ta santé pour des corporations, pour un gouvernement qui n'en valait pas la peine. Il était temps de renverser la médaille. Tu avais promis à Ben que tu ne resterais pas à la botte de ces cons là, que tu ferais ce qu'il faut. Alors, tu faisais ce qu'il fallait. Quitte à devoir embrasser les chaussures d'Ezra pendant une demie heure pour espérer avoir sa faveur.

C'est pour ça que tu te retrouvais dans ce quartier où tu avais les faveurs, un sac dans les mains contenant le dit double cheeseburger, le milkshake au chocolat, les onions rings et les frittes avec extra cheddar, deux plaques thermiques gardant les aliments ayant besoin d'être chauds, au chaud, tandis qu'un autre compartiment gardait le milkshake au frais. Idiot, peut-être, mais tu voulais t'attirer toutes ses faveurs, te donner le maximum de points, quitte à ramper comme un chien pour un moment. Son package de données t'avait amené ici, au pied du bâtiment abandonné de Biotechnica, que tu connaissais bien pour l'avoir déjà exploré avec Basil quelques mois auparavant, et par toi-même encore avant.

Etages grimpés avec l'anxiété qui culminait tout autant, mais un visage que tu maintenais au plus calme, pour ne rien laisser transparaître. Un ping toutes les trente secondes pour te rassurer, scanner obligatoire à chaque étage avant d'arriver au bon, confort de savoir que tu avais encore tes fonctionnalités avant qu'elles ne soient restreintes par le netrunner que tu allais rencontrer. Mesure logique contre un autre netrunner, tu pouvais pas l'en blâmer. Quelques pas supplémentaires avant que tu ne sois face à une porte fermée sur laquelle un post-it traînait. Les yeux levés au ciel et l'ombre d'un sourire sur les lèvres, le mot magique sur le bout de la langue.



Voix qui se déforme dans l'écho, et tu n'as aucun doute que le serpent ne tardera pas à poindre le bout de sa queue, sans avoir à y laisser une partie de ses écailles. Tu pouvais presque déjà sentir un regard peser sur toi, l'impression d'être observé. Logique, normalité entre netrunners, mais ça n'en était pas moins étouffant, dans une certaine mesure.

En l'espace de quelques instants, tout le souffle que tu avais dans la poitrine s'est échappé. Il n'a pas suffit de grand chose, vraiment pas, juste une porte qui s'ouvre - dont tu attendais l'ouverture en réalité - et un tête à tête avec un cylindre capable de te figer une balle entre les deux yeux. Pas très étonnant selon toi, certes, mais toujours amusant de voir un netrunner qui utilise les armes du reste du monde plutôt que ses propres armes. Si tu n'es pas particulièrement intimidé par l'arme en tant que telle - tu l'es bien plus de l'homme qui tient le dit revolver - ça reste peu agréable et assez surprenant - pour toi en tout cas - d'avoir un tel tête à tête. Imprévu, mais comme tout ce fiasco, il n'y a pas vraiment matière à prévoir, pas pour toi en tout cas. Tu sais que ça va mal finir, tu sais que les séquelles seront là, d'une manière ou d'une autre. Comment? Aucune idée, tout est à déduire.



S'il y a un soupçon d'humour dans ta voix, c'est sensiblement pour camoufler l'évidente anxiété qui se cache sous cette façade bien ficelée - habitude de netrunner à laisser paraître le moins de choses devant quelqu'un qui est sensible en position de tous les pouvoirs. Tu as à peine le temps de dire quoi que ce soit de plus, non pas que vous alliez échanger des plaisanteries et des banalités pendant dix minutes. C'est peut-être aussi l'avantage d'être face à quelqu'un qui connait ton milieu autant que tu connais le sien, dans ce domaine précis : y'a rarement une minute perdue dans des banalités d'usage dont tout le monde se fout, surtout dans un terrain pareil.

Il t'a mis au courant dès les premières notes : tu n'étais pas en position de force, et tu ne le serais certainement pas aujourd'hui. Quand tu as accepté le deal, tu as accepté de lui céder les pleins pouvoirs et d'être juste le pantin de ses prochains délires, qu'importe ce que ça pouvait bien signifier. C'était peut-être cet inconnu à l'équation qui te laissait aussi peu à l'aise. Au moins les directives ne tardaient pas à tomber et tu ne tardais pas à t'exécuter. A quoi bon traîner du pied, tu ne voulais pas passer plus de temps que nécessaire ici, et tu ne voulais surtout pas s'attirer son ire. Alors tu t'appliques, tu glisses le sac du bout du pied, et tu réceptionnes l'engin sans te poser de question, te connectant tout aussi rapidement, sans poser de questions non plus. La chaise arrive à ta portée sans même que tu aies besoin d'observer le canon du pistolet qui t'indique le mouvement dans ta périphérie.

C'est humiliant, en un sens, mais c'est nécessaire. Ce sera worth it, que tu essayes de te rassurer en utilisant tout ce que tu as de bonne foi vis à vis de cette conjoncture que tu n'aurais pas pensé être sur ton chemin. Pas maintenant en tout cas. Pendant un court instant, tu révises même l'idée de faire demi-tour et de juste parler à Reyes. Non. Tu n'as pas fait tout ce chemin, tu n'as pas mis ta dignité et ton ego de côté pour t'arrêter là, ce serait stupide, en plus de t'attirer les foudres de celui qui s'amuse avec son pistolet comme s'il s'agissait d'un jouet - même si tu doutes pas qu'il soit capable de t'en tirer une parfaitement. Une légère tension passe à la mention de Ben, dans un soupir contenu dans un soulèvement d'épaules, même si tu sais que tu n'as pas besoin de cacher quoi que ce soit à Ezra, tu n'as pas envie d'être complètement transparent non plus.



Même si c'est pas l'envie qui traîne, dans le fond, mais il y a bien plus qu'un jeu de con à jouer ici. Et les deux figures susmentionnées sont effectivement celles dont tu aspires les faveurs ; pas question de jouer à plus con que toi même. Rester sur tes gardes et ne pas jouer à l'abruti est une nécessité.



Ton regard vient enfin se poser sur lui, après que tu aies fini un examen visuel de l'objet auquel tu es connecté, sans être véritablement sûr de la totalité de ses capacités - au-delà de ce que t'as déjà dit Ezra.



Pas vraiment, dans la réalité, mais assez pour que tu sentes que le manque d'allégeance intelligente pourrait te coûter ta tête à long terme. Si pour l'instant, la FIA est trop occupée à regarder ailleurs que pour chercher ses agents, ils pourraient bien vite revenir et te tomber dessus.



Si, quelque part, tu es encore tenté de jouer de tes hacks, tu n'en fais rien, reste stage, et te refuse à la micro-paranoïa qui glisse sous ta peau, empêche tes doigts d'aller chercher le jeton que tu as pris sur toi aujourd'hui comme preuve de ce que tu avanceras plus tard.



C'est un pari à beaucoup trop de coups, sans que tu aies le moindre coup d'avance, sans que tu aies la moindre piste sur la réaction de celui en face de toi. Au minimum, tu espères attirer son attention, un peu de sa curiosité, de cette soif de réponses que tu as l'impression de sentir dans son comportement.

Foutre tout ton égo dans une boîte et la fermer à clé complètement? Tu aimerais dire que c'est déjà fait, mais ce n'est pas le cas, et tu sais que tu vas payer cher pour chaque fois où ton égo va remonter à la surface comme une petite bulle. C'est que c'est bien plus compliqué que prévu que d'être complètement sans égo face à quelqu'un qui en possède autant. Ça faisait bien des années que tu n'avais pas été confronté à un tel niveau d'égo, un tel niveau de provocation et de suffisance, en sachant très bien qu'une partie de ce caractère était mérité et forgé par un certain mérite dans ses techniques et ses compétences. Ça, tu pouvais bien lui donner. Parce que tu n'avais pas choisi Ezra au hasard comme un malheureux canard en plastique dans une pêche à ces derniers à la fête foraine.

Ezra était, malgré tout ce que tu pouvais dire sur sa personnalité, un émérite dans son domaine et une certaine pointure chez les Voodoo Boys. Réussir à avoir sa faveur pour ce que tu voulais faire ensuite, c'était probablement un ticket plus ou moins doré, ou en tout cas, bien plus probant que si tu te pointais tout seul avec ton ancienne affiliation de Netwatch et rien d'autre que ta gueule. Mais Ezra avait aussi ce don de te faire regretter tes choix, jusqu'à celui de le choisir, surtout quand tu te retrouvais avec le canon du pistolet collé à ton visage.

S'il en fallait un peu plus pour te faire paniquer, faute de travailler au No Tell Motel où se faire pointer par un canon de pistolet était monnaie courante, ça ne te laissait pas particulièrement à l'aise malgré tout. Le métal froid contre ta chair n'était pas une sensation que tu appréciais, et l'idée qu'il puisse appuyer sur la détente à tout moment n'était pas un sentiment particulièrement agréable. Au moins, avec les connards qui traînaient au No-Tell Motel, tu pouvais les stopper d'un hack, et les faire ployer sans trop de mal grâce aux IA qui veillaient autant à ta sécurité qu'à celle du lieu.

Ici, tu n'avais rien.

Et en rétrospective, face à quelqu'un comme Ezra, c'était bien ce qu'il y avait de plus désagréable. Non pas que tu faisais réellement le poids contre lui en match de netrunning de terrain, c'était certain qu'il pouvait t'avoir, mais ne rien à voir et être entièrement à sa merci sans pouvoir utiliser quoi que ce soit de ton côté, c'était frustrant. Une part peut-être vicieuse de ton crâne rêverait de lui faire subir le même sort, même si pour l'instant tu devais te contenter de ravaler fierté et égo pour montrer main blanche et ne pas t'attirer plus de foudre avec un ton qui lui déplaisait ou un sourcil trop arqué aux goûts de monsieur.

Il te laisse pas vraiment l'occasion d'en placer une, te laisse savoir où est ta place dans le petit jeu qu'il commande, power trip qui n'est pas si difficile à deviner quand on connaît un minimum le personnage, et du peu que tu en connais, tu sais de quoi ça a l'air. Il prends son pied à t'avoi sous sa botte, ou sous son canon, et ça te surprends même pas. Curieusement, ça te laisse même impassible. Raison pour laquelle tu laisses pas plus traîner, et tu t'étends pas plus que ça sur le sujet, laisse un soupir passer tes lèvres, la tête penchée sur le côté.



Et c'est pas rien, t'en es bien conscient. Ce n'est pas comme demander un milkshake et un double cheeseburger avec onion rings. C'est plus complexe que ça, et même lui n'a pas la main assez grande pour te garantir une place. Lui-même ne sera pas capable de t'en garantir une. Les seuls juges seront celleux que tu rencontreras si Ezra décide d'accepter de t'aider.

Ça encore, ça pourrait pas être moins sûr non plus.