La cruelle absence de réseau avait rendu Jude à fleur de peau. Le temps passait à une lenteur insupportable et il se sentait inutile. La sensation était parfaitement factice, puisque Reed l'avait sollicité et il avait bien assez à faire en utilisant du filaire. C'était frustrant, plus lent et son temps libre lui semblait fade. Plus de holos, plus de recherches débiles sur le net, plus de jeux en ligne. Les premiers temps, Jude s'était simplement résigné à dormir au maximum -il en avait besoin- et il s'était légèrement remplumé (selon ses dires).

L'annonce d'un nouveau mensonge dans sa famille l'avait secoué mais pas surprit. Le fait que ses parents étaient deux fumiers capable d'à peu près toutes les choses les plus cruelles sans même s'en rendre compte n'était plus un secret. Jude avait passé des heures à s'imaginer ce que sa vie aurait pu être s'il avait eu un autre grand frère -plus vieux que Ruben. Est-ce qu'il aurait pété la gueule à Ruben quand il lui faisait manger le sable ? Est-ce qu'ils auraient partagé de vrais moments de complicité ? Jude était adulte, il s'était construit avec une pièce manquante. Il avait préféré déduire que tout restait à faire, qu'ils pouvaient rattraper le temps perdu, qu'il était avide de connaître ce frère dont il ignorait presque tout.

Puis, le réseau avait sauté. Si Jude avait été dans son état normal -c'est à dire bonne pâte et plutôt enclin à fermer sa gueule-, il aurait trouvé la coïncidence tristement comique. Mais Jude n'était pas dans son état normal et la colère semblait avoir changé quelque chose en lui -à commencer par la couleur de ses cheveux, même si c'était un détail parfaitement anodin. Il était furieux, irrité, et n'importe qui qui osait l'agacer se mangeait des insultes ou des hurlements. Heureusement, il s'était arrangé pour ne pas jeter sa colère sur sa famille choisie, non. Il avait préférer s'en prendre aux Koblers, à Alaïa qui était rentrée chez ses parents, à son père et sa passivité, et à sa mère et ses mensonges.

Pourtant, la colère n'avait eu aucun effet. Aussi brutale soit-elle, il comprit qu'ils étaient chacun incapable de réaliser la gravité de leurs actes. C'est comme ça, c'est fait, tu n'es personne pour nous reprocher ça. S'il a atteint l'âge adulte, c'est que tout va bien.Il n'eût même pas le plaisir de pouvoir les pirater pour retirer les eddies qu'il avait versé le mois passé. Il était rentré chez lui et s'était affalé sur son lit, les mains encore tremblantes de colère.

Le peu de sérotonine qu'il pouvait gratter se trouvait encore dans les vieilleries récupérées au cours de ses virées. Une vieille console dans les mains, Jude avait fini par passer son temps libre à s'enfermer dans la fiction faute de mieux. Puis on était venu tambouriner à la porte de son mobil-home et il avait réagi en augmentant le son dans son casque. En voyant l'insistance de la personne qui venait le déranger, il lâcha un juron et retira rageusement son casque et jeta sa console sur le lit. Il ouvrit brusquement et tomba nez à nez avec Patroclus qui pointa l'entrée du camp. « -Y'a quelqu'un qui veut te voir. Askip Reed est au courant donc... C'est safe. »

Jude fixa Patroclus. Puis il re rentra à toute vitesse pour enfiler un jean et une veste, passer une main dans ses cheveux pour se donner l'air faussement cool et il sortit. Il remercia son collègue à la hâte et foula le sable d'un pas décidé. Comme ça, on aurait presque dit qu'il avait confiance en lui -en fait, peut-être que les derniers mois l'avaient un peu sorti de sa coquille. Quand il vit la silouette de son visiteur au loin, il comprit et accéléra le pas.

« -Ben ! » S'exclama t-il sans cacher sa joie. « T'as fait le trajet alors que c'est grave la merde ? » Il réalisa aussitôt qu'il était aussi à l'aise avec lui que par holo. Comme si tout était parfaitement à sa place. « Viens, je te sers un truc. Mi casa es tu casa comme dirait Zac' ... » Il marqua une petite pause. « En vrai il dit pas ça, mais il essaye de m'apprendre l'espagnol. »

Il était beaucoup plus volubile qu'à son habitude. Il réalisa qu'il avait laissé la porte de son mobil-home grande ouverte en allant voir Ben, et qu'il était surexcité. Il ouvrit son frigo et prit deux bières fraiches et du lait. Il prit un paquet de céréales bourrés de sucre (visiblement, son alimentation était uniquement composée de ces trucs discutables) et un bol. Il fit sauter les deux capsules d'un geste expert sur le coin de la table de sa terrasse et tendit la sienne à Ben. Il se servit un bol gargantuesque de céréales et versa du lait dessus.  « J'ai pas encore mangé désolé. » Il prit une bouchée aussitôt, les yeux rivés sur Ben. Il essaya de voir s'ils avaient des traits en commun, mais ce qui le frappa en premier fut la différence de carrure. Est-ce qu'il pouvait espérer d'avoir l'air aussi badass quand il atteindrait la quarantaine ? Il se sortit de ses milles questions stupide pour se concentrer au moins un peu.

« -Bon déjà est-ce que tout va bien ? Enfin, aussi bien que ça peut aller dans cette situation de merde. » Il y avait fort à parier que Ben ne venait pas dans les Badlands pour se faire dorer la pilule. Peut-être venait-il pour confronter leurs parents, ou parce qu'il était dans la merde. Il se fit plus attentif même s'il avait envie de lui proposer mille activités n'impliquant que très peu de neurones.

La cuillère de Froot Loops resta en suspension quand Ben répondit à Jude qu'il voulait simplement le voir lui. Le plic-plic du lait tomba dans le bol, le regard de Jude trahissant l'immense surprise qu'il ressentait à entendre son frère lui demander comment il allait. Il se reprit rapidement, le temps d'arrêt ne dura qu'une seconde.

« I'm doing super-good. »

Le réflexe était toujours vif. Celui de mentir, d'ammoindrir, de camoufler le ressenti réel des choses. Il eût le mérite de s'en rendre compte, avant de passer nerveusement une main sur sa nuque. Ben ne méritait pas le traitement qu'il donnait par défaut aux autres, surtout s'il comptait construire une relation de confiance avec lui.

« Nah actually I feel pretty bad. I've been chronically online since I was ten, so it's tough. You know, there are lots of people I'd like to talk to and I realize I can't. You were one of them. There's just no way. It's enough to drive you crazy. »

Si les mots étaient directs, il avait adoucit celles-ci avec un petit sourire. Don't be a killjoy, Jude. Ruben lui avait répété toute sa vie, alors les habitudes restaient solidement imprimées dans un coin de sa tête.

Les paroles de Ben résonnèrent encore. Il avait fait le déplacement pour lui, pour voir comment il allait. Il sentit son cœur se serrer sous l'émotion, ce dont il commençait à avoir l'habitude vu les dernières semaines. Couper les ponts avec sa famille biologique avait été rude, mais il s'en était fait un devoir. Ils ne les méritaient pas. Leur absence attisait sa colère chaque jour, eux qui étaient si proches géographiquement. Ils n'avaient pas prit la peine de chercher Jude. Il repensa à toutes les fois où il avait été lésé, à toutes les fois où l'injustice l'avait rendu résigné. Il pensa à Ben en face de lui, réalisant qu'il en avait été le premier à en faire les frais. L'ultime oublié de la famille Kobler, c'était lui.

« I'm so glad to see you. » Il prit une bouchée de ses céréales, sincèrement ravi. « I'm not allowed to leave here, but if I could I would have come to Night City. I had a feeling you weren't feeling too well when we found out... That we were brothers. I still can't believe it! I'm not used to having a real brother. »

Il marqua une petite pause, réalisant qu'il avait terminé ses céréales. Il poussa distraitement du bout de sa cuillère les miettes colorées qui flottaient à la surface du lait. Il pensa à tout ce qu'ils avaient manqué. Il se demanda si les choses auraient été différentes s'ils avaient eu la chance de grandir ensemble. De peur de raviver des blessures déjà trop douloureuses, il préféra se taire. Il avait si vite fait de blesser les autres en parlant trop vite, ses mots sortant de sa bouche avant même que sa boîte crânienne ne s'active pour se demander si oui ou non il valait mieux la fermer. Son éternelle maladresse était à corriger, il ne pouvait plus se permettre d'être involontairement indélicat sur des sujets aussi compliqués.

« How long are you staying? We've still got thirty years to make up. You may have things you want to know, so I'll do my best to answer if you need me to. And I also have tons of questions for you. »

La question de leurs parents lui brûlait les lèvres. Est-ce que tu veux les confronter ? Est-ce que tu veux qu'on aille leur dire à quel point ils ont été nazes ? Avant son coma, Jude se serait résigné. Quelque chose avait changé en lui, une sorte de hargne qui persistait à tout prix. La même qui lui donnait envie de prendre sa voiture pour rejoindre Night City et retrouver Mel'. La même qui lui avait donné envie de chercher tout seul les fumiers qui avaient manqué de le tuer. Il savait au fond de lui qu'un flot d'insultes ne comblerait jamais le manque de parents fonctionnels. Il se consolait, il restait encore tant à construire et les fondations étaient solides. Zac', Reed, Ben, les Aldecaldos. Il avait réussi, restait à prospérer. Il y avait chez Jude une pudeur immense à dire les choses, mais il s'y appliquait un peu plus. Sous couvert d'un petit sourire espiègle, il dévoila une petite partie de l'immense inquiétude qui l'avait rongé ces derniers jours.

« I'm no one to tell you to watch out, but... I've been really scared of life's shit recently. Maybe because I've had fifteen stitches in my head. So yeah. Be careful. Even if you're probably a thousand times stronger than me. »