Parfois, ce n'était pas pratique de ne pas avoir de sourcils bruns bien visibles. Julerose se regardait dans la vitrine du magasin de chaussures et se trouvait... peu expressif. Il aurait dû s'arranger pour l'occasion. Mais bien sûr, c'était un sacrifice à faire, pour que Jedediah ne se doute de rien. Ou se douterait-il que cette apparence toute simple, tout droit surgie d'une répétition de danse, était une ruse ? Pouvait-on vraiment cacher quelque chose à quelqu'un, dans ce groupe de vieux renards ? Trop tard pour changer de plan. L'heure du rendez-vous était arrivée.
Une simple invitation à dîner dans un lieu insolite. Julerose fournissait le repas, il avait demandé à Jed d'apporter les boissons. - L'inverse aurait trop ressemblé à un piège. - A peine son complice arrivé, Julerose lui donna sa dernière instruction :
"Ferme les yeux." Un sourire désarmant, la promesse d'une surprise. Et ils se faisaient confiance, n'est-ce pas ? C'était un beau quartier, plein de boutiques charmantes et d'architectures élaborées que l'on aurait pu regarder pendant des heures, et piller plus agréablement encore. Il ne pouvait rien arriver de mauvais...
La rumeur de la rue s'éteignit, et le sol s'anima, signalant l'envol feutré d'une cabine d'ascenseur. Quelques minutes, un couloir climatisé, quelques portes, un doigt sur les lèvres - chut. Enfin, Julerose débarrassa son ami de son fardeau, et passa derrière lui à pas de loups pour le laisser profiter du panorama. Pour démarrer la musique, aussi. Une collection de tangos des quatre coins du monde qu'il écoutait en boucle, en quête de sa prochaine chorégraphie.
"Tu peux regarder."C'était une salle de réception. Des réunions d'affaires se tenaient ici en grande pompe. Des portraits de grands chefs d'entreprise laissaient peser sur eux leurs regards désapprobateurs, de part et d'autre d'une cheminée, article nostalgique dont les fausses flammes scintillaient éternellement en copiant les danses de la nature sauvage. Les rideaux tirés devant la vaste baie vitrée opacifiaient la vue sur les buildings environnants, et cachaient aux honnêtes citoyens ces lampes qui n'auraient jamais dû s'allumer à cette heure.
"Jolis locaux- le gardien m'a rencardé. Inoccupés pour six mois. Je te les offre," lança distraitement Julerose en s'agenouillant sur le tapis de fourrure synthétique devant les flammes domptées. Ils étaient prodigieusement tranquilles : Eifelian Corp était une société fantôme qui blanchissait des fonds louches en faisant semblant de créer les armes de demain. C'était du drag, tout ça.
"Dommage qu'on ne puisse pas y faire griller des marshmallows... Tsss. J'ai envie de briser une chaise et d'allumer un vrai feu. On pourrait loger ici pas mal de braves gens qui dorment sous les ponts, qu'est-ce que tu en dis ?"Bien sûr, ce ne serait pas une solution, mais ce seraient tout de même des vies sauvées. Un tel endroit serait gâché s'il était bêtement cambriolé. Et une telle soirée ne saurait être bête et simple non plus et juste une soirée comme les autres, parce que c'était l'artiste ce soir qui avait grand besoin d'être diverti. Faire des projets immenses, refaire le monde, défier la loi, oublier leurs âges... Qu'est-ce qui suffirait à lever le poids dont il n'arrivait pas à se débarrasser ? Ha, autant avouer tout de suite. Les Outlaws devinaient si vite, lorsqu'il n'avouait pas.
"J'ai le coeur brisé," reprit-il dans un souffle.
"J'ai fait une bêtise : je suis allé tout seul à l'ouverture de la Divas Week, au drive-in... Le premier film, c'était Mary Queen of Scots, de 1971."Cette explication suffisait à qui connaissait son sentimentalisme extrême face à un peu de technicolor, quelques tirades bien écrites et une musique romantique en fond. Sa tête tomba dans sa main, pensive, sans force. C'est en Pierrot lunaire qu'il aurait dû se maquiller pour ce dîner. Ah oui, le dîner : les plats attendaient sous leurs couvercles luisants, et il avait complètement oublié où était quoi.
Montre-moi ton talent. Vole-moi mon chagrin.