Les doigts enroulés autour d'un martini, le regard qui glisse entre les bouteilles alignées derrière le comptoir, se perdent sur les têtes multiples et connues qui comblent l'espace restreint du bar, sensation de familiarité dans la poitrine, quelque chose qui réchauffe, qui donne à battre un peu plus ce myocarde dans ta poitrine. Il n'y a pas l'ombre d'un problème à l'horizon, et c'est souvent l'impression que ce genre de soirée te donne. Une impression d'infini, une impression d'être dans une bulle hors du temps, loin des problèmes du quotidien, loin de la cacophonie de la ville, même quand la musique résonne contre tes tempes.
Peut-être est-ce du déni, probablement, même. Pas vraiment de doute dessus, quand tu y réfléchis bien. Difficile d'oublier les problèmes, quand la source de nombreux de tes troubles se trouve à quelques mètres de là sur une banquette et qu'il ne te suffit que de quelques œillades pour retrouver sa présence, pour retrouver les mêmes battements distinctifs dans ta poitrine. Mélodie désaccordée par les nombreuses discordes entre vous, par la tension qui semble plus palpable que jamais, par les non dits, par ces sentiments que tu camoufles dans du satin dans ta poitrine.
Tu ne peux juste pas détourner le regard et espérer que la pression sur ton cœur s'échappe. Ça ne l'a pas fait en dix ans, ça n'allait pas disparaître en une soirée, bien au contraire. Conscient que c'est avec ce genre de soirées que ça finit par péter parfois, à tirer sur les quelques mètres qui vous séparent sans jamais sauter la dernière marche. Valse qui s'est rendue connue par cœur, dans sa toxicité comme dans sa bienveillance, dans vos promesses comme vos assauts.
Mais c'était facile, non? Se contenter d'une routine, de cette amitié qui malgré les écarts de conduite, malgré les tensions, continuait d'être fébrile, d'être réelle. Là l'un pour l'autre, contre vents et marées, contre tous obstacles, sans jamais faillir si l'autre avait besoin. Ce serait un mensonge de dire que ça te suffisait, mais comme détourner le regard, il était plus simple de ne pas le voir et de te voiler dans un drapeau rouge de déni pour ne pas voir l'évidence sous tes yeux.
L'évidence même que te perdre dans les paroles d'un autre, dans les yeux d'un autre, sous ses mains, ne suffirait jamais à combler l'envie que tu avais d'avoir les
siennes. Evacuer la pensée de ses lèvres en penchant les tiennes contre ton verre, écoutant d'une oreille distraite ce que ton ami essaye de te dire. Mais peine perdue, la tête est déjà en perdition, l'oreille distraite, mais surtout le regard qui essaye de se tenir à se point fixe au-dessus de l'épaule et continue de dériver vers Jude.
Brendan. Le fameux.
Evidemment.
Dire que tu fulmines est presque un euphémisme à la façon dont ta mâchoire semble se contracter sous ta peau, bien que ton visage n'exprime rien de plus que cette légère complaisance à la soirée, cette légèreté que tu as appris à maîtriser avec l'art d'un serpent ou d'un caméléon. Te fondre dans la foule, convenir aux conventions, même avec des amis. Jamais assez proche pour percer la carapace, jamais assez forts pour venir arracher les cordes qui tiennent ton masque. Ou du moins, pour les personnes présentes ce soir, à l'exception de Jude.
Têtes connues, amitiés souvent superficielles de gens que l'on aime à croiser au détour d'un verre mais que l'on inviterait pas chez soi. C'est pour ça que ces soirées sont toujours loin de ton nid.
Hey, Mel', you heard me?Hey, Mel, tu m'as écouté?
Rappelé à l'ordre par la réalité, le regard qui retombe sur ton ami. Sourire facile, sourire qui pique à la jalousie tous ses traits, l'envie d'en faire fulminer un autre de l'autre côté du bar. C'est malsain, c'est toxique, mais c'est plus fort que toi, la façon dont tu te rapproches juste de quelques millimètres, dont ton sourire se faire plus vipérin. Il n'y a que Jude pour te pousser à la jalousie de cette manière.
No, sorry, I got distracted. What were you saying?Non, désolé, j'ai été distrait. Qu'est-ce que tu disais?
Ah.
Le revoilà parti dans un grand laïus sur tu-ne-sais-quoi et dont tu te fous éperdument. Celui là n'a certainement pas inventé l'eau chaud, et n'a visiblement que son cul pour se rattraper, à défaut d'avoir un tantinet d'intérêt pour les gens autour de lui. Mal choisi, visiblement. Mais tu n'étais pas particulièrement sélectif quand il s'agissait de trouver quelqu'un pour remplacer l'image dans ton crâne. L'esprit qui part ailleurs, fait mine de t'intéresser à ce qu'il te raconte entre deux bouffées du joint qui se tient dans ta main libre.
Le regard retombe sur Jude, inévitablement, un petit sourire marquant à peine tes lèvres, conscient que la présence de Brendan est un problème, pour tout le monde. Mais tu peux pas t'empêcher, malgré ce sourire que tu dois à la conversation que tu n'écoutes plus, de sentir les muscles se tendre. Trop proche pour ton confort, trop trop proche. C'est malsain, c'est pas correct.
Putain, tu le sais pourtant.
Tu détournes le regard, reporte ton attention sur ton martini, oublie complètement le laïus devenu presque intemporel à tes côtés. Bordel que ça t'énerve, tu n'aimes pas la façon dont tes nerfs se tendent si facilement quand quelqu'un est trop proche de lui. Ça t'énerve et pourtant tu ne fais rien. Tu ne fais rien parce que votre amitié compte plus que tout.
Pendant un instant, tu as l'impression que ton camarade du soir a fini de parler, mais c'est seulement parce que tu vois Jude à sa place. Ton regard tombe un instant sur le sien, puis sur celui qui s'est finalement détourné, un petit sourire sur tes lèvres avant de retrouver le regard de Jude.
Thank you. A friend gave me a tip about this place. It's pretty nice I gotta say. The music's good, the alcohol not so bad.Merci. Une amie m'a donné l'indice à propos de ce lieu. C'est plutôt sympa je dois dire. La musique est sympa, l'alcool pas pire.
And it's always better when you're there.Mots sur le bout de la langue, mais tu te contentes de sourire, d'attirer le joint à tes lèvres, d'en expier la fumée par les narines, à l'image du dragon qui se tient sur le logo de l'établissement. Ta langue passe sur tes lèvres, un instant, un sourire qui ne faiblit pas à sa question. Oh, c'est tout sauf sage, c'est tout sauf innocent. Tu le vois bien, comme tu vois bien comme ta mâchoire s'est détendue depuis qu'il est là, loin de l'autre pécore.
Just a friend. Got a nice ass, though.Juste un ami. Il a un cul sympa, ceci dit.
Jouer avec le feu, peut-être te brûler un peu le bout des doigts. Sans doute.
Saw you with Brendan. Still as irritating as ever?Je t'ai vu avec Brendan. Toujours aussi irritant?
Nouvelle bouffée, le regard qui se fixe sur lui, cherche la flamme dans ses yeux, cherche à voir s'il valsera du même venin que toi. Cette valse toxique dans laquelle vous dansez depuis des années sans jamais faire le pas qu'il manque pour réellement couper ce cycle flingué qui vous entrelace sans jamais se toucher, accentué depuis quelques semaines.
I should start telling people to stop invitating him.Je devrais vraiment dire aux gens d'arrêter de l'inviter.